mercredi 23 décembre 2009

La petite fille aux allumettes

d'après les contes d'Andersen

Il faisait effroyablement froid, il neigeait depuis le matin; il faisait déjà sombre, le soir approchait, le soir du dernier jour de l'année. Au milieu des rafales, par ce froid glacial, une pauvre petite fille marchait dans la rue. Elle n'avait rien sur la tête, elle était pieds nus.
Dans son vieux tablier, elle portait des allumettes. Elle en tenait un paquet à la main. Mais, ce jour-là, veille du nouvel an, tout le monde était affairé. Par ce temps affreux, personne ne s'arrêtait pour considérer l'air suppliant de la petite. La journée finissait, et elle n'avait pas encore vendu un seul paquet d'allumettes. Tremblante de froid et de faim, elle se traînait de rue en rue.
Des flocons de neige couvraient sa longue chevelure blonde. De toutes les fenêtres brillaient des lumières. De certaines maisons sortait une délicieuse odeur d'oie qu'on rôtissait pour le festin du soir. C'était la Saint-Sylvestre.
Enfin, après avoir une dernière fois offert en vain son paquet d'allumettes, l'enfant aperçoit une encoignure entre deux maisons, dont l'une dépassait un peu l'autre. Harassée, elle s'y assied et s'y blottit, tirant à elle ses petits pieds. Elle grelotte et frissonne encore plus qu'avant et cependant elle n'ose rentrer chez elle. Elle n'y rapporterait pas la plus petite monnaie, et son père la battrait.

L'enfant avait ses petites menottes toutes transies. «Si je prenais une allumette, se dit-elle, une seule pour réchauffer mes doigts? » C'est ce qu'elle fit. Quelle flamme merveilleuse c'était! Il lui sembla tout à coup qu'elle se trouvait devant un grand poêle en fonte, décoré d'ornements en cuivre. La petite allait étendre ses pieds pour les réchauffer, lorsque la petite flamme s'éteignit brusquement: le poêle disparut, et l'enfant restait là, tenant en main un petit morceau de bois à moitié brûlé.
Elle frotta une seconde allumette: la lueur se projetait sur la muraille qui devint transparente. Derrière, la table était mise, couverte d'une belle nappe blanche, sur laquelle brillait une superbe vaisselle de porcelaine. Au milieu, s'étalait une magnifique oie rôtie, entourée de compote de pommes. Et voilà que la bête se met en mouvement et, avec un couteau et une fourchette fixés dans sa poitrine, vient se présenter devant la pauvre petite. Et puis plus rien: la flamme s'éteint.
L'enfant prend une troisième allumette, et elle se voit transportée près d'un arbre de Noël, splendide. Sur ses branches vertes, brillaient mille bougies de couleurs. De tous côtés, pendait une foule de merveilles. La petite étendit la main pour saisir la moins belle, l'allumette s'éteint. L'arbre semble monter vers le ciel et ses bougies deviennent des étoiles. Il y en a une qui se détache et qui redescend vers la terre, laissant une trainée de feu.

«Voilà quelqu'un qui va mourir » se dit la petite. Sa vieille grand-mère, le seul être qui l'avait aimée et chérie, et qui était morte il n'y avait pas longtemps, lui avait dit que lorsqu'on voit une étoile qui file, d'un autre côté une âme monte vers le paradis. Elle frotta encore une allumette, une grande clarté se répandit et, devant l'enfant, se tenait la vieille grand-mère. «Grand-mère, s'écria la petite, grand-mère, emmène-moi. Oh! tu vas me quitter quand l'allumette sera éteinte, tu t'évanouiras comme le poêle si chaud, le superbe rôti d'oie, le splendide arbre de Noël. Reste, je te prie, ou emporte-moi ».
Et l'enfant alluma une nouvelle allumette, et puis une autre, et enfin tout le paquet, pour voir la bonne grand-mère le plus longtemps possible. La grand-mère prit la petite dans ses bras et elle la porta bien haut, en un lieu où il n'y avait plus ni de froid, ni de faim, ni de chagrin. C'était devant le trône de Dieu. 
Le lendemain matin, cependant, les passants trouvèrent dans l'encoignure le corps de la petite, ses joues étaient rouges, elle semblait sourire. Elle était morte de froid, pendant la nuit qui avait apporté à tant d'autres des joies et des plaisirs. Elle tenait dans sa petite main, toute raidie, les restes brûlés d'un paquet d'allumettes.
- Quelle sottise ! dit un sans-coeur. Comment a-t-elle pu croire que cela la réchaufferait ? D'autres versèrent des larmes sur l'enfant, c'est qu'ils ne savaient pas toutes les belles choses qu'elle avait vues pendant la nuit du nouvel an, c'est qu'ils ignoraient que, si elle avait bien souffert, elle goûtait maintenant dans les bras de sa grand-mère la plus douce félicité.

jeudi 10 décembre 2009

Aurélie

On s’était donné rendez-vous dans un café à côté de la gare, elle était habillée en vert, le vert c’est la couleur de l’espoir, rien que pour ça, j’ai eu envie de l’embrasser. Elle est jolie Aurélie, ça je m’en serais doutée, il a toujours eu du goût pour les jolies filles, il aime les filles un peu brindille, pas trop conventionnelle, originale dans leurs traits ou dans leur allure. Elle a des grands yeux verts, les cheveux attachés, légèrement roux, ses vêtements sont marrants, pas ceux de tout le monde, elle travaille dans la presse je crois, ou dans l’édition. On a décidé d’aller le voir tout de suite, de lui faire la surprise, de ne pas attendre.
J’avais appelé Aurélie la veille, je lui avais tout raconté, tout dit, la pudeur, la maladie, la saloperie de maladie, les moments de bonheur, les petites choses qui transforment une journée en merveille, les petits riens, j’ai dit aussi combien moi, à sa place, à sa place à elle, je voudrais savoir. Elle m’a semblé très bien cette Aurélie, elle m’a écouté, elle a rien dit tout de suite, elle était sous le choc, elle était émue et puis elle m’a demandé si il voulait la voir, si elle pouvait venir. Je ne savais pas très bien ce qu’un homme entre la vie et la mort pouvait souhaiter mais j’étais convaincu que la présence d’Aurélie pourrait lui mettre un peu de baume au coeur. J’aurais fait n’importe quoi pour lui proccurer cinq minutes de bonheur. Tout valait la peine d’être tenté. Au pire, il serait furieux mais une minute ou deux seulement, furieux d’être un peu trahi, furieux d’être là diminué, sous ses yeux mais on se connaissait assez bien, j’étais prête à parier que cette apparition serait un peu magique. Ces derniers temps je voulais croire aux miracles, je m’accrochais à cette idée et je voulais croire que c’était une bonne idée.

mercredi 25 novembre 2009

Entretien avec Madame Boravy


Que s'est-il passé entre vous ? Qu'avez-vous fait de votre amour ? Qu'attendez-vous pour le nommer, ce puissant sentiment, ce sentiment horrible qui vous envahit totalement ? Cessez de pleurer sur votre sort, sachez reconnaître la vérité, la vérité nue, la vérité crue. Regardez un instant à quoi ressemble votre vie. Cessez de vous leurrer sur votre capacité à haïr, car oui vous le haïssez. Vous le haïssez mais vous ne pouvez supporter que ce sentiment soit en vous. Depuis des années, vous vous effacez chaque jour davantage, vous finissez par vous confondre avec les murs de votre chambre, gris et rugueux, vous respirez à peine, votre voix aussi s'est éteinte. Au lieu de laisser éclore votre vraie nature, vous vous faites une raison, vous gagnez votre ciel, vous croyez toucher à quelque perfection. A force de vous effacer, vous disparaissez, plus rien à convoiter, rien à attendre, rien à espérer, vous vous résignez, vous vous dénigrez. Vous n'êtes plus aux yeux de tous, qu'une pauvre petite chose. Vous vous persuadez qu'un jour arrivera ici-bas ou au-delà où quelqu'un viendra, pour vous sauver. Vous attendez votre sauveur, mais seule vous pouvez vous sauver. Vous priez -Au nom du père-, les non dupes errent- vous voudriez sauver votre âme, à défaut de sauver votre vie. Et dans l'épaisseur de vos nuits, vous rêvez quelque fois à ce frémissement qui donnerait tout à coup un goût exquis à vos jours si gris.

dimanche 15 novembre 2009

32ème dimanche ordinaire

Trente-deuxième dimanche ordinaire, un peu fatiguée, plus que d'ordinaire, les traits marqués, les rides accentuées. Les rides se creusent sur le front, entre les yeux, et même autour de la bouche. Elles n'y étaient pas celles-là jusque là, pas encore. Le temps s'exprime, le temps s'arrête, le temps m'abime, j'ai un peu bu la veille, je me sens vieille. Les amis sont partis tôt, on a moins ri que d'habitude, on rit de moins en moins. Ou alors on rit de ce rire fatigué et incontrôlable, de ce rire nerveux et inquiétant pour chasser l'angoisse, pour braver le temps. Les amis rient aussi, seuls dans leur lit et puis ils se rident, ils s'ennuient, ils s'abiment. On évitent les sujets qui fâchent, on tente de se divertir mais on n'a plus le coeur à plaisanter. L'humour est grinçant, le ton est lourd, le vin ne parvient pas à nous rendre plus léger. Le vin finira par nous taper sur la tête, par nous gâcher ce dimanche, morne malgré le bleu qui voudrait égayer le paysage. Les enfants crient, la tête fait mal, de plus en plus mal, et chaque bruit résonne et cogne, les enfants sont insupportables, la tête va exploser, avec la colère, l'injustice, les punitions. Les enfants rient, leur rire est arrogant, presque indécent dans cette fin d'après-midi qui ressemble déjà à la nuit. Trop fatigué ce soir pour accepter de se laisser réveiller par l'innocence ou trop vieux, on râle et on crie aussi. La musique s'éteint avec les dernières lueurs du jour, le calme revient, on regrette déjà de n'avoir su saisir l'occasion de rire, on prend de bonnes résolutions et on s'efforce de sourire...

mardi 1 septembre 2009

âme qui vive


curieux village, désert à l'heure où partout ailleurs, les gens sortent, les gens bougent, les gens hurlent. presque désert, on y croise parfois des regards étonnés et on entend des pas pressés. curieux village où une maison sur deux a ses volets clos, où les murs ont accusé le passage du temps, où les chats viennent se frotter à vous, trop contents de croiser âme qui vive. temps incertains, vitrines fermées, grilles descendues, le village est comme une belle au bois dormant, envahi de lierre et de liseron. la peinture craque, le bois se fissure, les pierres à nues se réchauffent à un soleil trop pâle. drôle d'impression, mélange de paix et de mélancolie, les souvenirs affleurent, les regrets s'estompent. bientôt la pluie, le charme du passé va se noyer dans la grisaille et les âmes s'envoler vers des contrées plus colorées.

mardi 7 juillet 2009

la triste vie d'Igor Dvoragine en 13 coups de crayon

1. Avec des parents comme ça, Igor Dvoragine avait un avenir tout tracé de violoniste
2. Après un accident et un petit doigt en moins, Igor dut y renoncer
3. Né le 1er avril, Il avait toujours considéré sa vie comme une grosse plaisanterie
4. Igor avait beau avoir perdu plus de quarante kilo, il se sentait toujours dans la peau d'un gros
5. Igor avait beau faire, il se sentait toujours mal dans sa peau
6. Igor avait un goût prononcé pour le malheur
7. Igor n'avait jamais pu consolé ses parents de la perte de sa soeur, il vivait dans l'ombre de Katharina sans jamais l'avoir connue
8. C'était un faux fils unique et par conséquent un faux frère
9. Par la force des choses, il était devenu un grand solitaire
10. Il vivait à Kiev depuis sa naissance, il n'avait pas quitté la maison de ses parents
11. Les parents d'Igor étaient morts à onze jours d'intervalle, l'un n'ayant pas supporté la disparition de l'autre
12. Igor avait bien reçu une fois ou deux quelques jeunes femmes dans cette maison, mais jamais on ne les avait revues une deuxième fois
13. Igor, ayant renoncé à toutes formes de vie sentimentale, adopta un chat, puis un autre, puis encore un autre mais eux aussi finissaient toujours par fuir sa maison, il dût se contenter d'un poisson

lundi 6 juillet 2009

comment transformer votre vie en trois temps, trois mouvements

Je n'avais pas regardé ces photos depuis dix ans, vingt ans et puis ce soir, en t'attendant, je tombe sur moi, 1992, j'ai l'air triste, j'ai à peine 25 ans et je porte toute la misère du monde sur mon visage 92 ! qu'est-ce que je faisais en 92 ? j'avais commencé à travailler ? oui je travaillais chez ISURE, je travaillais déjà comme une folle, c'était après avoir rencontré René-Pierre, c'était le début de la fin, quand le travail l'emporte sur tout le reste, quand le travail mange votre vie toute entière, semble effacer toutes les blessures, semble être au coeur de tout, forcément, puisqu'il vous nourrit, il vous porte, il vous pousse, il vous empêche de dormir, il vous fait vous lever de plus en plus tôt, il vous envahit, il vous mange de l'intérieur. Dieu que j'ai l'air triste. Je détestais déjà qu'on me prenne en photo et je m'arrangeais toujours pour me cacher derrière mes cheveux, la moitié du visage derrière une barre de cheveux ; ils ont beau être fins, c'est une barre, un écran, raide et imparable, un écran contre quoi ? je me sens moche et vieille. René-Pierre m'a plaqué, je n'ai plus aucune raison de vivre ailleurs que chez ISURE. Comment n'ai-je pas réagi plus vite ? Comme me suis-je laissée emportée par ce flot destructeur. J'étais triste et ISURE a fait le reste, comme une drogue, comme une secte. Je me suis laissée engloutir. Petit à petit, j'ai réappris à sourire. Oh pas grâce à des amoureux de passage non je ne m'accordais plus une soirée pour les jeux de mon âge.. Non, je tirais mon plaisir dans la reconnaissance des uns sur un projet réussi et la satisfaction des autres à me voir entrer dans la danse. Tant que j'ai pris le temps d'écrire ou de dessiner, je n'étais pas perdue, mais quand j'ai commencé à y renoncer, j'ai commencé aussi à devenir une autre, une autre qui croyait revivre en jouant les business women, une autre déguisée en costard gris pour être plus crédible, pour faire plus âgée, plus expérimentée, une autre qui mettait sa sensibilité au placard et qui commençait à adopter le discours froid et rationnel des coupeurs de tête en période de crise, le discours sans fioriture de la critique constructive qui ne se préoccupe pas du mal qu'il fait au passage, du discours des manuels de marketing. Tout à cette époque, m'a éloigné de moi-même. Et je n'ai rien vu venir. Je n'avais pas une seconde pour y voir clair, je fumais comme une folle, de quoi finir d'embrumer tout l'atmosphère !
25 ans, triste, moche, vieille avant l'âge, quelques histoires d'un soir. Ils devaient le sentir, ils devaient fuir devant cet être froid, glacé jusqu'aux os, usé prématurément. Je me contentais d'être une ombre. Les ombres n'ont pas de sentiments. Les ombres avancent sans y penser, les ombres suivent, défilent, se dissipent, s'effacent bientôt sans laisser de trace.
Vingt ans tapie dans l'ombre, vingt ans... quelle farce, et combien s'y laisse prendre... Combien de temps perdu pour tous ces gens fragiles et comment leur dire ? Tous s'y précipitent, tous ont envie de croire que travail et argent consolent des chagrins d'amour, empêchent de souffrir. Prenez garde qu'ils nous empêchent de vivre.

... je t'attends et je regarde à nouveau ces photos, il est temps d'accepter d'être prise, de fixer l'objectif, de sourire à la vie, il est encore temps, alors c'est le moment d'oublier tous les René-Pierre, tous les ISURE de la terre, de tourner la page, d'ouvrir les bras pour ce qui en vaut la peine, de ne pas se laisser envahir par ce qui fâche, ce qui ronge, ce qui ne va pas dans le sens de la vie

samedi 6 juin 2009

se souvenir des choses simples

Les soirs où les mères font des crêpes pour le dessert, les enfants sont contents en général, ces soirs là, moi, je n'étais pas particulièrement contente, j'aimais l'odeur, la bonne odeur des crêpes chaudes mais je n'avais pas de goût pour le sucre ou la confiture qu'il fallait étaler dessus alors je préférais renoncer au dessert tout simplement. Je les voyais mon frère, ma soeur, se réjouir, se régaler, en réclamer une autre avec du beurre, du sucre, et encore une autre avec de la confiture, se lécher les doigts, se délecter. Un soir, mon père prit le sel et le poivre pour agrémenter sa crêpe et me suggéra d'en faire autant ! Ca valait la peine d'essayer, ce fût une révélation, un vrai moment de bonheur, cette crêpe fine et chaude, fondante avec ces petits cristaux de sel, ces petits grains de poivre, ce mélange de texture, ce parfait équilibre, entre le chaud et le froid, le fondant et le craquant, c'était succulant. C'est là que j'ai appris le vrai bonheur des choses simples, là, dans quelques grains de gros sel.

lundi 18 mai 2009

sans souci

Ils habitaient un pavillon de briques jaunes qu'ils appelaient "sans souci". J'arrivais à ma séance avec, dans la tête, le diner d'hier soir, l'affreux pavillon jaune, "sans souci", quelle idée, quel souci prenaient-ils soin d'évacuer, il fallait bien qu'ils en aient des soucis, pour penser à un nom pareil. Cela dit c'est joli, souci, si on oubli une seconde le signifiant, si on s'en tient à la consonance, à ce i, à ce ci, à ceci près que, soucis, les fleurs, c'est laid aussi. Enfin ça c'est mon point de vue, s'ils sont heureux là-dedans, c'est leur vie, après tout, en quoi ça me regarde tout ça ? En quoi ça me dérange ? ce pavillon, ce jaune, ces briques, ce nom, tout ça, c'est leur affaire. Et puis, ils ont l'air plutôt heureux, ils sont là, tous les deux, ils ont installé leur petit nid, ils doivent aimer le jaune, hein, parce que, ils en ont mis partout, jusqu'aux canaris devant la fenêtre de la cuisine... le jaune c'est joyeux, c'est lumineux, ça remplace le soleil qu'on ne voit jamais dans les pavillons bas et glauques de cette zone sordide. Moi je ne pourrais pas vivre là-dedans, je ne sais pas comment elle supporte ça, enfin, je dis ça, il y a des tas de choses que je fais, que j'accepte, que j'apprécie même et que je n'aurais jamais imaginé faire, accepter, apprécier il y a encore cinq ans. Ca n'a pas tant d'importance, ça a son importance mais ce n'est pas essentiel. Il faut se méfier quand même de ne pas renoncer à ce qui compte, je me demande parfois, si à force de concessions, de compromis, je ne suis pas devenue une autre. Je crains parfois d'être résignée, remodelée, retournée. Je ne me reconnais pas toujours, ça me dérange quelque fois, je n'aime pas beaucoup cette autre qui a pris ma place, elle ressemble à rien, à force de se concentrer sur l'essentiel, elle a perdu tout ce qui faisait son charme. D'ailleurs, je me sens laide, vieille. Elle par contre, elle semble épanouie, engagée, fière de l'être, trente ans, deux enfants, un mari, un boulot, un crédit de 15 ans sur le dos, tout bien, tout comme il faut . Enfin entre ce qu'on laisse à voir, devant les copains et ce qui se passe à l'intérieur, il y a souvent de la marge. Les gens voudraient tous faire croire que tout est beau, tout est bien, mais au fond dès qu'on gratte un peu, on voit se ré-activer les revendications, les plaintes, les déceptions, les soucis même lorsqu'on a pris soin de les éloigner le plus loin possibles, par tous les moyens possibles, dans le meilleur des mondes possibles. La séance s'était terminée sur ces considérations mais je continuais à tourner autour de tout ça, bien longtemps après, sur le chemin du retour, et puis chez moi, plus tard, en croisant un miroir, et puis encore une bonne partie de la nuit. Mon psy était resté silencieux, il n'avait même pas relevé d'un "hun" un mot, une expression, il m'avait laissé m'embourber autour de ce pavillon, m'enliser, me perdre, il m'avait laissé cracher mon mépris, mon dégoût, mes désillusions. Ce que je méprisais le plus, c'était moi, le moi tout autre que j'étais devenue, le plus terne et le plus aigri, le plus minable, le plus pitoyable de moi. Les habitants du pavillon jaune avaient agi comme un révélateur, le voile s'était levé d'un coup et j'avais pris en pleine gueule leur vie lumineuse, leur bonheur écoeurant "Quelle horreur" je m'esclaffais mais je n'étais pas dupe, je devais me rendre à l'évidence. Leur bonheur m'apparaissait d'autant plus sucré, écoeurant que ma vie à moi était grise, acre et floue. Ma vie s'était éteinte dans les tons chics et froids du bon goût et des bonnes manières. A force d'avoir viser l'essentiel, ma vie était devenue lisse et insipide, mon visage gris et figé, mes attentes mortes et ensevelies. Je m'étais trompée de ligne, j'avais suivi une voie royale, j'en étais fière d'abord, j'avais une vie tranquille loin des pavillons tristes, j'avais réussi, c'était une belle vie, pas d'ennui, pas de souci d'argent, seulement tout était plat, tout était mort. A les voir hier, tous les deux, à voir leurs amis, j'ai pris conscience de la différence, de l'énorme différence. Chez eux, tout était vrai, authentique, chez eux, ça sentait la tendresse et les petits plats mitonnés. Chez moi, tout était acceptisé, chez moi on ne respirait plus qu'un parfum artificiel et sophistiqué, on osait plus rire trop fort, on triait ses amis, ses lectures, ses sorties, selon des critères et des principes bien établis... Je n'avais rien vu venir, je n'avais pas vu le piège se refermer, il était grand temps de réagir, mais comment, comment bousculer tout ça, comment retrouver ma voie sans tout détruire autour de moi, comment vivre à nouveau, sans tuer au passage, ce qui reste, comment réapprendre à parler, à rire, comment réapprendre le désir, le plaisir, le goût de la vie ? Je devrais procéder par touche, oui, par toutes petites touches. J'ai du m'endormir sur ces considérations, je me suis réveillée, quelques heures plus tard, haletante, un incendie avait dévasté ma maison, il ne restait rien, qu'un vaste chantier calciné, un lit de cendres, quelques vestiges et de la fumée. J'ai mis un certain temps à réaliser que ce n'était qu'un rêve, qu'un rêve et pourtant, je rêverai encore de maisons, de maison en bois, avec des volets rouges, de maison au bord de la mer, avec des hamacs et des ballons de toutes les couleurs, des cerfs-volants, du vent, des enfants qui crient et qui rient... je suis là dans mes draps blancs, soulagée, tout est là, tout est clair, il fait frais, il suffira d'acheter quelques pots de peinture et de commencer tout doucement le chantier de cette nouvelle vie.

mardi 7 avril 2009

rêve de gare

La gare est déserte, inondée par la lumière du soir, le car m’a déposé dans une gare où ne part plus aucun train. J’aurais du partir plus tôt. Avec le dernier car, on n’a pas le droit à l’erreur et là, pas de chance, il m’a fait le coup de la panne, je me retrouve en rade, seul dans une ville que je ne connais pas. Il fait encore chaud, il fait lourd, il fait moite, je suis exténué. Il faisait une chaleur irrespirable dans ce car aux fenêtres fermées, plus d’une heure de trajet pour sortir de l’île, une heure de petites routes et d’arrêts à tous les villages. A chaque arrêt, il faisait un peu plus chaud et puis il y a eu cette panne, on a du descendre, attendre un autre car, attendre en plein soleil, pas un arbre, pas un souffle d’air, des passagers résignés. Ils m’avaient bien dit de rester, “allez reste un jour de plus”, surtout elle, ils avaient vraiment insisté et j’étais là sur mon banc, épuisé, à attendre un train qui ne passerait plus, je suis là, dans cette gare inhospitalière, il est tard, je penche la tête en arrière, je ferme les yeux un moment, je me redresse et je vois s’avancer dans la lumière du couchant, je ne l’ai pas reconnue tout de suite, ébloui, je n’ai pas vu sa silhouette approcher, mais c’est bien elle, dans sa robe bleue. Elle est là, elle me tend la main, elle m’invite à la suivre. Je reste ébahi, un instant, et puis je cours, je vole, je ne sais comment je me retrouve dans cette chambre avec elle. C’est comme si elle avait tout préparé, tout organisé. La chambre est fraiche, fenêtres ouvertes sur les volets clos, la chambre est restée toute la journée dans la pénombre, à nous attendre, elle ressemble un peu à celle que j’avais là-bas. Nous n’avons pas échangé un mot, nos corps parlent si bien, rien ne peut rompre leur danse effrénée, rien, nos corps s’étaient si bien cherchés ces derniers jours, rien ne pouvait plus les arrêter.
“Monsieur, monsieur, votre billet, s’il vous plait”. Le souffle court, j’ouvre un oeil, j’ai bien peur d’avoir perdu mon rêve, perdu Elise dans ce train qui me ramène à Paris. J’étais venu ici pour me remettre, pour oublier, je n’étais pas vraiment prêt, j’étais trop... j’étais... J’aurai pu rester, oui, ils voulaient me garder quelques jours, ou juste un jour. mais... Elle était trop belle, Elise, il y a longtemps que je ne l’avais pas vue, je ne l’avais jamais vu comme ça, jamais avec ces yeux là. Au fond je ne l’avais jamais regardé, je n’avais jamais vu la femme en elle, j’avais vu la petite fille grandir, l’amie d’enfance, la soeur de mon ami d’enfance pour être plus exact, la petite soeur, puis j’avais vu sans la voir, la jeune mariée, la jeune femme, la femme enjouée, la femme d’un autre, mais elle, cette femme magnifique, c’est seulement ces jours-ci que je l’ai découverte. Elle était superbe ce soir dans sa robe bleue,. Et je la revois pieds nus sur le carrelage de la cuisine, tous les matins dans sa grande chemise blanche, chaque matin plus dorée, chaque matin plus... oh tais-toi, tu délires. Oui je délire dans ce train qui m’éloigne d’elle à jamais, je repars un moment dans cette chambre fraiche, je suis emporté par la vague, dans ces transports, irréels, impossibles, je cherche à rattraper mon rêve comme certain attrape les trains, mais je reste sur le quai, seul, totalement seul, la nuit est tombée tout à fait. Elise est dans son île, endormie, immatérielle, inatteignable. Elise a rejoint les fantômes du passé, idéals et invincibles, éternels. Elise, même son prénom, doux, lisse, et qui rit, et qui souffle comme une brise. Comment n’ai-je pas remarqué la petite Lily, comment n’ai-je pas vu Elise à 15 ans, à 20 ans, je ne voyais rien, faut-il souffrir pour ouvrir les yeux, grandir, mes yeux sont grand ouverts maintenant, Paris se rapproche, Paris se referme sur moi. Je traine mes valises dans des rues éteintes, je suis arrivé, je tourne la clé, je sens encore le parfum de ses cheveux , elle disparait bientôt dans le halo du réverbère, elle se dissout dans un sommeil sans fin. Je me réveille au petit matin, j’ai encore rêvé d’elle, je n’ai pas tiré les rideaux, le réverbère s’est allumé, le réverbère m’a réveillé.

“Le temps nous égare, le temps nous étreint, le temps nous est gare, le temps nous est train” Jacques Prévert

dimanche 29 mars 2009

Madame H.

"Le divertissement est le meilleur régime contre le poids de l'existence...."
Franck Dhumes

Premiers pas dans la vie active, renoncement à la vie de bohème, il faut bien vivre, gagner sa vie, comme on dit. J'ai dans un premier temps, gagner ma vie le jour, et vécu la nuit. Je venais d'être embauchée comme assistante de Madame H. Assister Madame H. n'était pas une mince affaire, Madame H. avait une vie bien remplie, une vie trépidente, de gros moyens, une ambition démesurée. Madame H. avait aussi un mari, un bel appartement et deux jolies petites fille. La suivre était exténuant, car il s'agissait bien de cela, la suivre, la suivre dans ses faits et gestes, dans ses déplacements, la suivre dans ses délires, la suivre pour mieux la servir, pour mieux lui servir. Etre à sa disposition, à sa dévotion, être son ombre, son soutien, son faire-valoir, son éminence grise. L'attendre des heures, puis exécuter quatre à quatre, ses ordres confus, rendre limpide ce qui "tombait sous le sens", rendre propre et clair ce qu'elle avait griffonné sur un bout de papier, préparer ses réunions et ses voyages, prendre ses rendez-vous chez ses clients ou chez son coiffeur. Faire patienter les rendez-vous en question, supporter ses humeurs. Ne jamais être dupe de ses flatteries, de son affection "mais que ferais-je sans toi ?", ne jamais lui faire remarquer que votre dossier impeccable est maintenant criblé de tâches de café et d'empreintes grasses, la pauvre chérie n'a pas eu le temps de déjeuner, refaire le dossier sans rechigner, pour faire disparaitre les traces de ses petites viennoiseries, refaire à nouveau si nécessaire, retaper aussi le compte-rendu du Comité de Direction qu'un malheureux soda a légèrement endommagé. Rappeler untel pour annuler tel rendez-vous, rappeler l'autre pour le convoquer au plus vite, la rappeler elle pour lui confirmer tout ça. Finir la proposition x, préparer le voyage avec y, les billets, les hotels "et puis, tu seras gentille, trouve moi un cadeau pour Eléonore, elle a cinq ans lundi et j'ai vraiment pas le temps de m'en occuper". Trouver un cadeau pour Eléonore, l'enfant chérie, pourrie, autre activité bénie de l'assistante de Madame H., activité annexe à exercer en dehors des heures de bureau bien sûr. Qui comprendrait que vous ayez à vous absenter pour faire une course chez Bonpoint en plein après-midi, qui comprendrait mieux que vous ayez aussi à passer au pressing, à acheter une Delsey pour Madame, un carré Hermès pour une collaboratrice ou un parfum Guerlain ? Assister Madame H. c'est aussi avoir du gout, de l'idée, du dévouement, de l'ordre, accepter les ordres avec bonne humeur et les contre-ordres. Savoir surmonter les turbulences puis profiter des périodes de grand calme, les savourer. S'enrober d'ennui, se replier un moment sur soi-même, sans Madame H. et ses exigences, ses urgences, sans appels téléphoniques, sans plus de compte-rendu et de courrier. J'avais parfois une après-midi devant moi, toute une après-midi, à noircir des pages arrachées à ses carnets de rendez-vous, de dessins et de mots, tantôt l'un, tantôt l'autre, à revenir à la vie, à me rapprocher de la nuit. Difficile alors de répondre aux contingences matérielles. Il arrivait que le téléphone mette un certain temps à me sortir de ma rêverie, que l'interlocuteur s'impatiente, se fâche même. Ses problèmes semblaient si dérisoires alors, de délai, de quantité et que sais-je encore, qu'il devait sentir dans ma voix quelque chose d'ironique, laquelle cherchait seulement à me débarrasser au plus vite de l'intrus. J'avais déjà échafaudé l'esquisse d'une nouvelle toile, alors ses bricoles... Le téléphone raccroché, je pouvais aussitôt m'échapper, oublier son ton méprisant, suffisant, sûr de lui. J'aurais bien volontiers quitter ce bureau, ce mépris, ces quatre murs entre lesquels j'avais du mal à respirer mais j'étais prise. A contenir ma colère, à reporter l'exécution de mes projets, je gagnais en force et en lucidité. L'ennui était source d'inspiration comme la fureur. Chaque nuit, je commençais par expier ma peine et ma désolation. Venaient ensuite mes thèmes favoris d'enfant maudit, mes tourments névrotiques, mes cauchemars favoris alors chaque matin, je me sauvais de moi-même, dans cette fonction de misère. Madame H. n'avait pas son pareil pour me distraire, Madame H. et ses préoccupations, ses réservations, ses bonnes intentions...

vendredi 20 mars 2009

des nuages plein la tête

La pièce unique n'était plus qu'une grande boite, remplie de cartons et de meubles repliés, une grande boite blanche avec deux trous ouverts en plein ciel. En dix ans, je ne possédais toujours que des meubles pliants, nomades, avec une intention plus ou moins consciente de ne jamais m'installer tout à fait. Les livres et les papiers avaient pris la plus grande place. Les livres avaient bientôt fait tout le tour de ma chambre, en piles inégales et les papiers sans ordre particulier avaient remplis des boites et des boites, et s'étaient parfois glissés entre les livres. Le plus lourd et le plus fastidieux avait été de les trier, de les ranger, le plus douloureux de retrouver des lettres et des gens oubliés. Jamais je n'aurais imaginé que ce déménagement provoquerait un tel chambardement. J'étais heureuse de partir, je quittais enfin ma chambre de bonne. Mais en repliant tout, il s'agissait aussi de régler les comptes et de faire place nette. Il s'agissait encore d'aller vers l'inconnu, d'aller ailleurs, vers le confort, une certaine idée du confort, tout ce que j'avais rejeté jusqu'ici. Je ne renoncerais pas là-bas à mes meubles nomades, à mes habitudes d'étudiant errant. Je continuerai à vivre à hauteur du sol, avec mes livres et mes carnets à portée de main, avec les fenêtres ouvertes en plein ciel et les nuages dans la tête.
Avec les livres et les papiers, papiers volants, papiers arrachés à quelques carnets, revenaient les histoires, les peines et les regrets. J'avais beau quitter cette chambre sous les toits pour un lieu plus grand, plus clair, j'avais gardé ceci, abandonné cela mais je continuais de trainer avec moi, malgré moi, des souvenirs, des histoires, des morceaux de vie qu'aucune poubelle parviendrait à chasser. Il me fallait refermer des portes, nettoyer dans tous les coins, ne rien omettre, ne rien négliger. Le ménage opérait dedans et dehors. A force d'avoir frotté, j'étais à vif. A force d'avoir trié, jeté, j'étais vidée, épuisée. Tout avait été passé au crible mais les murs parleraient toujours et encore, après moi, chez les prochains locataires, et surtout chez moi, dans les recoins de ma mémoire. En fermant pour la dernière fois cette porte, je fermais tout un pan de ma vie, un pan de mes plus belles années, de mes plus belles histoires. Chacune était revenue une à une avec des lettres, des photos, des cadeaux, tout était là et malgré moi, j'emportais tout, je laissais juste un bout de jeunesse.

mercredi 18 mars 2009

Château de sable

Château de sable, le temps des longues vacances, du passé simple et de l'imparfait. Le temps aussi des petites désillusions et des premières leçons. Je me souviens de ce premier château, j'avais mis tout mon coeur, toutes mes forces à construire mon édifice, avec mes seaux et mes pelles, avec mes mains, avec le plus grand soin, je l'avais bâti toute seule et il avait fière allure, mon château avec ses tourelles et son donjon, avec ses meurtrières et ses créneaux. J'étais fière, il me semblait aussi beau, aussi fort que le château que nous avions visité au début de l'été, ce château fort au dessus du lac d'Annecy, perché sur la montagne. Je me voyais déjà dans ces temps lointains, sauvée par des chevaliers au grand coeur, quand je sentis autour de moi une sorte d'agitation. Les gens peu à peu, commençaient à rentrer ou bien allaient s'installer un peu plus haut, pour profiter des derniers rayons du soleil. L'eau commençait à envahir mes douves. C'était magnifique, le château culminait au milieu de l'océan dans la lumière dorée d'une fin d'après-midi. J'admirais mon chef-oeuvre, je n'avais pas encore pris conscience qu'il commençait sérieusement à se désagréger. Les vagues, une à une, venaient mourir sur la face ouest du château et creuser ses fondations, insidieusement. C'est à ce moment là que ma mère cassa d'un coup toutes mes illusions, me sommant de ranger mes affaires et de m'apprêter à partir. "Mais Maman, mon château, j'peux pas le laisser" "Oh tu sais, dit-elle, dans cinq minutes, il ne restera plus rien". Comment avait-elle pu me dire ça, comme ça ? "On reviendra demain, tu en feras d'autres". D'autre, d'autre, mais je n'ai jamais pu en refaire un comme celui là. Celui là, il était géant, grandiose et puis, il abritait mes princes valeureux, mes princesses endormies, mes fées, mes potions magiques, mon avenir prometteur... "Si si ma chérie, on doit partir". Alors oui il m'a fallu renoncer,laisser périr les rêves au fond de l'océan. Il y a bien longtemps que je n'avais pas pensé à l'effet que produit sur moi cet effondrement fatal, j'étais partie la mort dans l'âme, laissant là, à jamais, une part de mon enfance, mais je n'ai jamais oublié le plaisir que j'avais eu à bâtir mon premier château en Espagne.

dimanche 15 mars 2009

aussi loin que

Je regardais aussi loin que je le pouvais et je voyais une jeune femme, une femme éternellement jeune, dans une robe de coton blanc. Je contemplais la ville et je ne voyais qu'elle. Je n'étais pas revenu ici depuis des années. Je me souvenais, tout revenait intact. Aujourd'hui tout était clair. J'avais cherché ma rédemption loin de cette route rocheuse. De temps à autre, après avoir invoqué les dieux et les fées, elle s'était laissée surprendre, je voulais croire qu'elle m'avait souri, qu'elle m'était apparue. Je n'avais jamais vu qu'elle dans toutes les femmes que j'avais croisées. Elles n'avaient jamais eu à s'en plaindre. Je ne leur avais jamais rien confié. Chaque fois j'avais fait semblant d'être gai, d'avoir eu plaisir à les rejoindre. Chaque fois, elles avaient ignoré les questions qui me rongent, les remords, les ravages, chaque fois, elles avaient déchiré davantage les lambeaux de mon être. Je restais là à regarder la route en contrebas, j'avais mal, j'avais peur qu'elle n'apparaisse plus puis en suivant quelques autos du regard, je reconnus l'auto rouge, celle qui l'avait fauchée, en bas du rocher. Je n'entendais plus rien ni le bruit des autos, ni le bruit des grillons. Je restais là, hébété, ma tête cognait, à éclater. "Monsieur, ça va, vous avez besoin d'aide ?" Le type de la station service me sortit de ma torpeur. Un peu plus tard dans la rue, elle apparut à nouveau, tandis que je faisais les cent pas, que j'allais et venais en attendant ma compagne, je vis quelqu'un en bas qui lui ressemblait étrangement, dans une robe très blanche et très légère, je reconnus ma bien-aimée qui s'avançait presque en dansant, qui faisait tout très exactement comme il y a vingt ans ce soir là avant l'accident.

vendredi 6 février 2009

des mots et des roses

Elle était entrée dans cette histoire sans conviction. C’était un séducteur, tout le monde le savait, un homme à femmes, un beau parleur. Et elle, bien qu’elle approchait la trentaine, avait gardé une naïveté, un idéalisme, de très jeune fille. Elle était entrée dans cette histoire, malgré elle. Il était si charmant, si charmeur, elle avait succombé, sensible à ses mots, à ses roses et à sa fantaisie. Cela faisait maintenant six mois qu’ils se connaissaient et, elle était bel et bien tombée amoureuse. Il était drôle, il était généreux, convaincant, attachant. Il semblait, lui aussi, bien attaché à elle. Elle tirait une certaine fierté d’entendre ses amis le trouver transformé. Il semblait fier lui aussi de se montrer avec elle, dans les lieux où il fallait être vu. Il adorait l’emmener danser, il adorait son regard quand elle avait bu un peu de champagne. Peut-être ces soirs là, lui semblait-elle moins distante, moins froide, moins différente. Il cherchait parfois à provoquer sa jalousie, elle n’y voyait qu’un jeu. Rien de plus normal en effet qu’ils trouvent l’un et l’autre plaisir à danser chacun de leur côté. Ils se réservaient les dernières danses comme on garde le meilleur pour la fin, presque seuls dans ces salons dépleuplés au petit matin.
Il ne voulait pas aller à la soirée de Carnaval. Il avait du travail à finir, il était épuisé, il n’avait pas le temps de chercher un masque ou un déguisement, il préférait rester chez lui. C’est ce qu’il lui avait dit. Alors devant l’insistance d’une de ses amies, elle se décida à y aller. A plus de minuit, elle arriva sur place, parée comme une reine et sans masque. A peine fut-elle entrée, elle le reconnut, là, en train de danser. Son visage changea de couleur quand il croisât son regard. Son expression en disait long, il était pris en flagrant délit. Elle aurait voulu croire à n’importe quelle baliverne, elle était vraiment prête à croire à toutes ses fadaises. Il continuait à danser Dieu, que cette fille était laide. Et il s’approcha bientôt pour l’inviter à son tour. “Tu sembles épuisé, en effet” dit-elle, acerbe. Son sourire n’agit pas comme d’habitude. Il tenta de l’entraîner mais elle s’esquiva et fut vite emportée par un autre danseur. Quand je pense, du travail à finir mais comment ai-je pu le croire. Et l’affreuse noiraude était à nouveau dans ses bras. Et depuis combien de temps me fait-il son cinéma, il travaillait tellement ces derniers temps, tous ces réunions... La danse l’avait étourdie. La tête lui tournait presque. Elle bu une coupe de champagne, écouta distraitement son cavalier, surveilla la piste où il dansait encore. Comment ai-je pu être aussi naïve, j’aurais du m’en douter, toutes ces réunions soudaines, le salaud, mais comment pouvais-je imaginer ? hier encore, il m’offrait un collier, un joli petit collier en or. Elle reprit du champagne avant de retourner danser. Les pensées affluaient, confuses et contradictoires. Elle tâcha de s’étourdir davantage et elle était bien décidée à danser jusqu’au bout de la nuit. Rien ne pouvait mieux la venger qu’une nouvelle conquête, bien choisie et clairement affichée. Le champagne aidant, elle trouva l’aplomb qu’elle n’avait jamais eu pour aborder un beau brun ténébreux et il ne la lâcha plus de la soirée, quant elle aperçu l’autre, la noiraude, avec autour du cou, un collier, un collier pareil au sien. Le collier lui fit l'effet d'un coup de poignard. Jamais son amour propre n’avait été mené à aussi rude épreuve. Ses réunions le week-end, ses réunions incessantes, comment ai-je pu être dupe, comment ai-je pu me tromper à ce point, comment ai-je pu imaginer qu'il avait changé ? qu’avait-elle de plus que moi, que pouvait-il lui trouver ?
Il chercha à la faire danser à nouveau et cette fois elle ne se déroba pas. Elle parvint à rester calme. ne rien montrer surtout du mal qu’il me fait, l’indifference sera pire que la haine, c’est ça, il fallait feindre l’indifférence. Jamais il ne s’était imaginé qu’elle sortirait seule, jamais il n’aurait pris le risque de cette confrontation car au fond, il tenait à elle. Jamais il n’avait éprouvé cette sorte de sentiments, jamais il ne s’était senti si vulnérable. Alors cette petite brune, qu’il tenait à sa merci, ça le rassurait un peu. Avec elle, tout était simple, trop simple même. Le rythme les emporta, il crût un moment la reconquérir, presque seuls au milieu de la piste. Le beau ténébreux la lui souffla avant qu’il n’ait pu s’assurer de ses meilleurs sentiments. Elle se laissa emporter et oublia un moment la blessure encore à vif. laisser le charme agir, continuer à danser, à rire avec le bel inconnu, l’oublier lui et sa noiraude, l’ignorer tout à fait, le mépriser même.
Elle aurait pu lui faire une scène, il se serait expliqué, il aurait inventé n’importe quoi mais là, il était piégé, pris à son propre piège, avec la brunette qui s’accrochait désespérément à ses basques. Il la rudoya pourtant et elle persistait, obstinément. Il avait même pensé la ramener chez elle pour jouer plus tranquillement les repentis. Mais qu’avait donc cette fille, j’avais beau chercher, je ne lui trouvais rien. Ma vengeance ne durerait qu’un temps. Le temps d’une soirée, le temps de la nuit, à peine. Ma souffrance risquait de se ranimer avant l’aube mais je partirai la tête haute, au bras d’un des plus jolis garçons de la soirée. Ca ne suffirait pas à anéantir mon chagrin mais ça ravivait déjà l’ardeur de mon amoureux.
Elle n’a pas daigné me regarder en partant, pas un mot, pas un regard. Et qui était ce type avec elle, on ne l’avait jamais vu ici.
Le lendemain matin, elle se sentait anéantie, meurtrie, même son corps était tout endolori, comme si elle avait été rouée de coups, et elle se fit horreur dans le miroir avec ses yeux gonflés, rougis, marqués, ses cernes et son teint défraîchi, et l'autre revenait sans cesse, avec son visage étroit et pointu, ses yeux noirs très rapprochés, ses cheveux tristes. Elle repensa au collier, elle le remit dans sa boite et le jeta tout au fond d'un fond d'un tiroir.
Il attendit quelques jours avant de lui faire livrer des fleurs, onze roses rouges le jeudi, treize le vendredi, quinze le samedi, elle n’appelait toujours pas, dix-sept le lundi, dix-neuf le mardi, vingt et un le mercredi, et n’y tenant plus, il se posta à la porte de son immeuble, fébrile, se faufila derrière un locataire pour entrer discrètement, sans sonner, monta jusque chez elle, quatre à quatre, reprit sa respiration, difficilement, n’osa pas frapper tout de suite, pour récupérer complètement son souffle. Son coeur battait tellement fort. Son coeur continuait à battre la chamade. Il se décida à frapper. Rien Peut-être est-elle en train de regarder par le juda. La moquette épaisse ne laisse percevoir aucun bruit. De mon côté, le parquet craque et je fonds, je ne sens plus mes jambes, et s’il était là, l’autre, le grand brun, j’aurais l’air malin. La sueur coule le long de mes tempes. Toutes ces réunions, même les vraies, elle ne me croira jamais pourtant c’était vrai, la plupart du temps. Je frappe encore, toujours rien, elle m’ignore. “Alice, je t’en prie. laisse moi t’expliquer”. La porte s’ouvre, d’un coup. Elle est sublime, avec son petit sourire énigmatique. Les roses sont encore sous cellophane, assoiffées. Alice, Alice, je t'en prie, je bafouille, je bredouille, Alice, je m'enlise, je m'enfonce, je me noye, mes mots se perdent, aussi impuissants que mes roses et j'étouffe, je perds pieds, je vacille

mercredi 4 février 2009

la dame en gris

Elle a choisi la place la plus proche de la porte. Elle a du être assez jolie. Ses vêtements sont un peu trop grands pour elle. Elle semble toute petite, seule sur ce côté du mur où sont alignées cinq chaises métalliques vert pâle. Est-ce le vert qui la rend plus pâle ? Je ne vois qu’elle, je reviens systématiquement vers elle, vers son regard clair, presque délavé dans ce visage de porcelaine. Peut-être qu’elle me renvoie à un futur impensable ? inimaginable, peut-etre que j’ai envie d’envisager l’avenir, envie de faire de vieux os. Oui, j’ai envie de ça aujourd’hui. C’est drôle qu’ils mettent toujours des couleurs blafardes dans ces lieux où chacun aurait besoin d’être réconforté !
Est-ce son regard qui me fascine ? son âge ? les marques causées par le temps ? Sa peau est si fine, sa peau aussi est trop grande pour elle. Ses cheveux sont gris, uniformément gris. Ca lui va bien, le gris, c’est pas triste chez elle, c’est parce que ses yeux rient. Les yeux ça ne vieillit pas. Il y a dans ces yeux quelque chose de juvénile, on voit presque la petite fille qu’elle a été, on l’imagine, quand on la voit rire juste avec ses yeux. Ses jambes sont si maigres, si fines. C’est ça qui la rend fragile. Ce devait être une petite fille très vive. Ils pourraient mettre des couleurs chaudes. Avec ces néons, on a tous l’air malade, très malade, forcément avec ce vert qui déteint partout, sur toutes les peaux. Tiens elle tremble un peu. Son enveloppe est trop lourde pour elle. C’est drôle comme elle me touche, c’est comme si... elle sourit à nouveau. Si elle savait que je suis tout occupée d’elle ou peut-être de moi-même oui c’est ça, au fond, c’est ce coté fragile et vulnérable qui me touche, ce visage ridé, un peu effacé, et tellement chargé. Qu’a t elle fait de toutes ses années ? j’aimerais bien être comme elle, enfin je ne sais pas si j’aimerais vivre jusque là. Elle semble sereine. Elle a peut-être rien de grave. C’est bien d’être comme ça à son âge. C’est comme si l’on retrouvait une certaine forme de naïveté. Elle doit être assez coquête, rien n’est laissé au hasard. C’est bien de faire attention à tout ça, ne pas se laisser aller. Tout ce lainage gris, c’est doux. Tout est immensément doux dans son visage. Les années adoucissent la peine. Et ses mains, comme elles sont longues, très fines et elles tremblent toujours un peu.
On entend des pages qui se tournent. En face les gens ont pris une revue au passage. Elle sourit légèrement, elle fait un petit signe de tête, quelqu’un vient de rentrer à nouveau. Encore un patient et le médecin qui n’arrive toujours pas. Elle n’a pas l’air de s’inquiéter, elle attend patiemment. Avec le temps, on prend son mal en patience. Avec le temps, moi, je perds patience, je ne sais pas si je retrouverais mon calme... plus tard, peut-être, quand j’aurais le temps, quand le temps s’arrêtera de courir. Elle doit avoir froid dans ses petites chaussures, peut-être qu’elle dit souliers, c’est joli soulier, c’est désuet, être dans ses petits souliers, ça m’amuse toujours d’entendre ça. A quoi pense-t-elle, à la maladie qui la ronge ou bien aux courses qu’elle va faire après sa visite ? Elle doit habiter le quartier. Je ne l’ai jamais vu. On voit tellement de monde. qu’on ne voit personne. Elle pense peut-être à ses enfants, à ses petits-enfants. elle pense peut-être à sa vie quand elle avait mon âge, à tous ces inconnus qu’elle avait jamais vus, à ce médecin qu’elle aime bien. C’est vrai qu’il est bien le Docteur Salvi. Il est disponible, c’est pour ça qu’on attend si longtemps, Les pages se tournent, quelqu’un tousse. Elle tient son sac bien serré sur ses genoux, elle a mis l’enveloppe dessous, les mains croisées dessus, on ne voit plus qu’elle tremble, très légèrement. Elle a une petite montre, qui tourne sur son poignet. Il est dix heures moins le quart, les consultations n’ont pas commencé. La porte s’ouvre, le Docteur Salvi entre avec son sourire désarmant “pardon pour mon retard”, il emmène ma petite dame en gris. Le mur reste vide, vert et muet. Elle me manque déjà, je me sens seule et j'ai froid, c'est comme si avec elle, s'enfuyait un possible avenir.