lundi 18 mai 2009

sans souci

Ils habitaient un pavillon de briques jaunes qu'ils appelaient "sans souci". J'arrivais à ma séance avec, dans la tête, le diner d'hier soir, l'affreux pavillon jaune, "sans souci", quelle idée, quel souci prenaient-ils soin d'évacuer, il fallait bien qu'ils en aient des soucis, pour penser à un nom pareil. Cela dit c'est joli, souci, si on oubli une seconde le signifiant, si on s'en tient à la consonance, à ce i, à ce ci, à ceci près que, soucis, les fleurs, c'est laid aussi. Enfin ça c'est mon point de vue, s'ils sont heureux là-dedans, c'est leur vie, après tout, en quoi ça me regarde tout ça ? En quoi ça me dérange ? ce pavillon, ce jaune, ces briques, ce nom, tout ça, c'est leur affaire. Et puis, ils ont l'air plutôt heureux, ils sont là, tous les deux, ils ont installé leur petit nid, ils doivent aimer le jaune, hein, parce que, ils en ont mis partout, jusqu'aux canaris devant la fenêtre de la cuisine... le jaune c'est joyeux, c'est lumineux, ça remplace le soleil qu'on ne voit jamais dans les pavillons bas et glauques de cette zone sordide. Moi je ne pourrais pas vivre là-dedans, je ne sais pas comment elle supporte ça, enfin, je dis ça, il y a des tas de choses que je fais, que j'accepte, que j'apprécie même et que je n'aurais jamais imaginé faire, accepter, apprécier il y a encore cinq ans. Ca n'a pas tant d'importance, ça a son importance mais ce n'est pas essentiel. Il faut se méfier quand même de ne pas renoncer à ce qui compte, je me demande parfois, si à force de concessions, de compromis, je ne suis pas devenue une autre. Je crains parfois d'être résignée, remodelée, retournée. Je ne me reconnais pas toujours, ça me dérange quelque fois, je n'aime pas beaucoup cette autre qui a pris ma place, elle ressemble à rien, à force de se concentrer sur l'essentiel, elle a perdu tout ce qui faisait son charme. D'ailleurs, je me sens laide, vieille. Elle par contre, elle semble épanouie, engagée, fière de l'être, trente ans, deux enfants, un mari, un boulot, un crédit de 15 ans sur le dos, tout bien, tout comme il faut . Enfin entre ce qu'on laisse à voir, devant les copains et ce qui se passe à l'intérieur, il y a souvent de la marge. Les gens voudraient tous faire croire que tout est beau, tout est bien, mais au fond dès qu'on gratte un peu, on voit se ré-activer les revendications, les plaintes, les déceptions, les soucis même lorsqu'on a pris soin de les éloigner le plus loin possibles, par tous les moyens possibles, dans le meilleur des mondes possibles. La séance s'était terminée sur ces considérations mais je continuais à tourner autour de tout ça, bien longtemps après, sur le chemin du retour, et puis chez moi, plus tard, en croisant un miroir, et puis encore une bonne partie de la nuit. Mon psy était resté silencieux, il n'avait même pas relevé d'un "hun" un mot, une expression, il m'avait laissé m'embourber autour de ce pavillon, m'enliser, me perdre, il m'avait laissé cracher mon mépris, mon dégoût, mes désillusions. Ce que je méprisais le plus, c'était moi, le moi tout autre que j'étais devenue, le plus terne et le plus aigri, le plus minable, le plus pitoyable de moi. Les habitants du pavillon jaune avaient agi comme un révélateur, le voile s'était levé d'un coup et j'avais pris en pleine gueule leur vie lumineuse, leur bonheur écoeurant "Quelle horreur" je m'esclaffais mais je n'étais pas dupe, je devais me rendre à l'évidence. Leur bonheur m'apparaissait d'autant plus sucré, écoeurant que ma vie à moi était grise, acre et floue. Ma vie s'était éteinte dans les tons chics et froids du bon goût et des bonnes manières. A force d'avoir viser l'essentiel, ma vie était devenue lisse et insipide, mon visage gris et figé, mes attentes mortes et ensevelies. Je m'étais trompée de ligne, j'avais suivi une voie royale, j'en étais fière d'abord, j'avais une vie tranquille loin des pavillons tristes, j'avais réussi, c'était une belle vie, pas d'ennui, pas de souci d'argent, seulement tout était plat, tout était mort. A les voir hier, tous les deux, à voir leurs amis, j'ai pris conscience de la différence, de l'énorme différence. Chez eux, tout était vrai, authentique, chez eux, ça sentait la tendresse et les petits plats mitonnés. Chez moi, tout était acceptisé, chez moi on ne respirait plus qu'un parfum artificiel et sophistiqué, on osait plus rire trop fort, on triait ses amis, ses lectures, ses sorties, selon des critères et des principes bien établis... Je n'avais rien vu venir, je n'avais pas vu le piège se refermer, il était grand temps de réagir, mais comment, comment bousculer tout ça, comment retrouver ma voie sans tout détruire autour de moi, comment vivre à nouveau, sans tuer au passage, ce qui reste, comment réapprendre à parler, à rire, comment réapprendre le désir, le plaisir, le goût de la vie ? Je devrais procéder par touche, oui, par toutes petites touches. J'ai du m'endormir sur ces considérations, je me suis réveillée, quelques heures plus tard, haletante, un incendie avait dévasté ma maison, il ne restait rien, qu'un vaste chantier calciné, un lit de cendres, quelques vestiges et de la fumée. J'ai mis un certain temps à réaliser que ce n'était qu'un rêve, qu'un rêve et pourtant, je rêverai encore de maisons, de maison en bois, avec des volets rouges, de maison au bord de la mer, avec des hamacs et des ballons de toutes les couleurs, des cerfs-volants, du vent, des enfants qui crient et qui rient... je suis là dans mes draps blancs, soulagée, tout est là, tout est clair, il fait frais, il suffira d'acheter quelques pots de peinture et de commencer tout doucement le chantier de cette nouvelle vie.